Morgane Raharina

Mots : Muriel Françoise Photos : Morgane Raharina

La photographe Morgane Raharina vit au dernier étage d’un immeuble au charme suranné édifié au-dessus d’un temple. Dans son appartement avec vue sur les toits de Paris, des clichés témoignent de ses talents d’observatrice urbaine. Lors de ses balades, l’ancienne journaliste imprime à son travail une poésie dont le carnet et l’exposition « Paris Diptypque », à la galerie French Touche jusqu’au 25 février, permettent d’apprécier la singularité. Regards croisés sur la ville et les hommes.

Comment l’idée de photographier la ville où tu vis depuis dix-huit ans t’est-elle venue ? Quelle était l’envie qui te portait ?

J’ai vécu plusieurs années en Martinique avant de rejoindre Paris. Je ne me souviens pas du moment où j’ai décidé de photographier cette ville, mais, avec le recul, il me semble que j’avais perçu dans ce médium, et notamment dans les cadrages qu’il me permettait de faire, le moyen de retrouver le calme, le vide, l’espace, la sérénité qui étaient mon quotidien là-bas. Mes plans rapprochés, mes cadrages serrés, la feuille d’un arbre tombée au sol, le café posé sur une table de bistrot, les pigeons, tous ces bouts de vie étaient, sans doute, une façon de définir ce qui m’apaisait et me préservait des tensions de la ville avec ses plans plus larges, la foule, les voitures, le métro… Après une enfance passée à Madagascar, ma vie d’étudiante dans le sud de la France et ces années aux Antilles, venir à Paris n’a pas été chose facile ; je crois que c’est grâce à la photographie que j’ai appris à aimer cette ville.

Tes photos ont souvent des cadrages qui rappellent ceux du monde cinématographique. D’où te vient ce regard ?

J’ai été chroniqueuse ciné à la radio quelques années. C’est peut-être mon amour du cinéma, mais j’ai une approche très intuitive de la photographie. Si mes cadrages ne sont pas réfléchis, je pense qu’ils cherchent tout de même, inconsciemment, à raconter une histoire. Peut-être aussi que la dimension poétique du cinéma, qui autorise une approche moins frontale, qui suggère plus qu’elle n’impose, recadre dans le cadre, laisse un premier plan flou, m’inspire. Mon cadrage parle de ce que j’attends de la photographie, et reflète finalement un peu ce que je suis dans la vie. Il donne cette possibilité de ne pas être acteur, mais davantage spectateur du monde dans lequel on vit. J’aime l’idée de m’arrêter sur le seuil d’une porte, de regarder, d’écouter sans participer et de photographier sans être vue. On apprend beaucoup à ne pas agir constamment et à ne pas se montrer.

As-tu des rituels particuliers ou des postes d’observation privilégiés ?

Le seul rituel que j’observe est de sortir presque chaque jour avec mon appareil photographique que je garde en bandoulière. Il est lourd, mais il me rassure. Je ne suis jamais à l’affût d’une photographie à prendre, mais j’aime le savoir près de moi, avoir cette possibilité de vite le déclencher quand une chose me parle ou me touche. Dans la rue, c’est la singularité d’une démarche ou d’une attitude qui, souvent, m’attire.

Tes clichés renvoient l’image d’un Paris tranquille délicieusement rétro. Une certaine nostalgie t’habiterait-elle ?

Oui, je le pense… On me parle aussi beaucoup de mélancolie. C’est peut-être cette nostalgie qui m’amène instinctivement à privilégier une composition graphique, simple et minimaliste. J’ai tendance à rechercher des lignes, des contrastes ; à proposer des cadrages décalés, un peu éloignés des règles habituellement utilisées en photographie. J’essaie, par ce biais, d’introduire un peu de modernité. Derrière le Paris que je propose, la nostalgie qui m’habite, j’espère que l’on ressent tout de même un peu de poésie contemporaine.

Quels sont les photographes ou les artistes qui t’inspirent dans ta pratique ?

Je pense m’inspirer principalement des photographes humanistes qui privilégient la spontanéité, l’instinct, l’émotion. Mais je suis très éclectique. J’aime la démarche photographique de Bernard Plossu, notamment dans « Marseille en autobus » pour sa liberté d’approche, ses cadrages un peu « chaotiques ». Le photographe italien Luigi Ghirri est celui dont je me sens le plus proche pour les sujets ordinaires qu’il photographie et regroupe en séries. Je suis fascinée par les portraits de Dave Heath dans « Dialogues with solitudes » aux éditions Le Bal 2018. Ce sentiment de solitude est assez présent dans les photographies que j’affectionne et dans les tableaux qui m’interpellent ; ceux d’Edward Hopper notamment. Et je le retrouve un peu dans les natures mortes du peintre italien Giorgio Morandi dont les couleurs peu saturées et la sobriété des dessins me touchent. L’architecture m’intéresse également, car elle m’ouvre aux lignes, franches et minimalistes. Le modernisme, le brutalisme, la Cité radieuse de Le Corbusier, que je photographie beaucoup dès que je reviens à Marseille, et le béton brut de Tadao Ando. La matière, les imperfections, l’aspect brut et artisanal des œuvres quelles qu’elles soient me parlent. La lumière est bien sûr importante ; je pense à une photographie de rue de deux adolescentes américaines dans « The age of adolescence » du photographe américain Joseph Sterling qui résume à elle seule la lumière que j’aime. Celle également de «  Supermarket boy with carts » de William Eggleston, la lumière de Saul Leiter dans « Early color » ou celle des tableaux du peintre Camille Corot qui, avec Albert Marquet, fait partie de mes peintres favoris.

Quel est le fil rouge qui relie les clichés que tu présentes dans l’exposition « Paris diptyque », à la galerie French Touche ?

Paris, telle que je me la représente et qui n’est peut-être pas l’idée première qu’on peut se faire de cette ville. J’y parle de silence, de vide, de solitude. J’expose des affiches sans leurs slogans publicitaires, ce qui autorise un nouveau dialogue, les yeux dans les yeux du modèle qui nous observe, une ville apaisée, une balade imaginaire et des passants solitaires presque sortis du «cadre ». Tout cela est proposé sous forme de diptyque pour s’attacher au sujet ou à l’objet photographié, et oublier le contexte, le lieu dans lequel il a été photographié. J’espère, le temps de cette exposition, amener les gens à redécouvrir Paris et la vie urbaine en général, montrer une certaine quiétude dans le tumulte, une nostalgie dans le contemporain, le regard d’un modèle dans l’injonction publicitaire… Et toutes ces petites choses qu’on ne voit plus à force de les côtoyer au quotidien.

Où emmènerais-tu une amie de passage pour lui faire découvrir ton Paris ?

Dans un vieux bistrot avec, si possible, une partie PMU, ses parieurs hippiques, ses habitués, le brouhaha, les tasses de café sur les tables, le journal qui circule de mains en mains, les morceaux de papiers qui jonchent le sol à la verticale du comptoir, les choses simples de la vie quotidienne. Ce que j’aime photographier.

morganeraharina.wixsite.com / @morgane.raharina

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Poppy Lawman

Mots : Muriel Françoise Photos : Poppy Lawman

Sculptrice et designer, Poppy Lawman cultive un intérêt marqué pour les lignes et la matière première. Ses objets poétiques, conçus dans son studio sous les toits d’Oslo, ponctuent le décor et rythment les journées au fil de rituels ressourçants. De nouveaux essentiels.

Tu es née dans la campagne londonienne, tu as étudié la sculpture à Los Angeles et le design à Oslo, où tu vis aujourd’hui. De quelle façon ce parcours se ressent-il dans ta création ?

Chaque endroit m’a apporté quelque chose d’unique et permis de découvrir le chemin que je souhaitais emprunter au lieu de suivre celui qui semblait tout tracé. À Los Angeles, j’ai ainsi appris à penser de façon créative, à creuser des idées et à leur donner forme. À Londres, j’ai réussi à transformer la créativité en modèle d’affaires durable. Et à Oslo, où je vis depuis quatre ans, j’ai découvert comment associer art, design, affaires et éthique. Non pas en vue d’une carrière, mais plutôt d’un mode de vie correspondant à mes convictions en matière de rapport entre les objets, les hommes et la planète avec le bien-être en ligne de mire.

Comment le minimalisme cher aux Norvégiens résonne-t-il en toi ?

La Norvège, comme les autres pays scandinaves, est connue pour son amour des intérieurs et objets minimalistes qui, au-delà de leur fonction et grâce à des formes réfléchies, honorent la matière dont ils sont faits en nous ancrant dans le monde. J’espère que ce mode de vie, avec moins d’objets, mais porteurs de sens, va continuer à trouver un écho hors de ses frontières.

Ta participation à l’exposition (virtuelle) Norwegian Presence en avril 2020 a mis en lumière ton siège en pâte à papier compressée Papirstein. Comment l’idée de ce meuble a-t-elle germé ?

Le siège Papirstein est fabriqué en pâte à papier d’épinette compressée grâce à une collaboration avec une papeterie norvégienne centenaire. La Norvège a une longue histoire d’exportation de pulpe de papier provenant de ses grandes forêts de conifères. Les longs grains de leur bois en font une matière première idéale pour la fabrication de papier et la compression. J’ai voulu mettre en lumière ce matériau à l’apparence fragile qui est au centre d’une économie circulaire. Utilisé d’une façon nouvelle, il permet de fabriquer des meubles qui nous connectent à la nature, et peuvent réintégrer son cycle en fin de vie.

Alors que la pandémie que nous traversons a mis à l’épreuve les designers, elle t’a inspiré une série d’objets à la croisée de l’art et de l’utilitaire. Peux-tu nous en parler ?

Ses seize derniers mois, la pandémie a été une préoccupation majeure pour beaucoup d’entre nous. L’obsession pour la propreté qu’elle a entraînée m’a inspiré la collection Ren centrée sur le nouveau rituel du lavage des mains. Ces brosses visent à rendre ce moment plus agréable. Leurs lignes sont arrondies, comme si elles avaient été polies par l’eau vive, et leur surface brûlée grâce au Shou Sugi Ban, une technique traditionnelle japonaise permettant de protéger le bois. Ces objets utilitaires aux formes sculpturales sont destinés à être appréciés au-delà de leur fonction première.

Qu’il s’agisse d’un banc, d’une lampe ou d’une brosse, tu revendiques toujours la transparence du processus à l’origine de chaque pièce. En quoi celle-ci est-elle essentielle à tes yeux ?

Dans notre société moderne, on peut facilement perdre le rapport entre l’objet et la démarche qui lui a donné forme. La transparence quant à la matière et la technique dont il est issu permet de lui conférer de la valeur. Je chercher à créer des objets qui interpellent l’œil, mais aussi le cœur. Des choses dont on ne se débarrasse pas sur un coup de tête, parce qu’elles sont porteuses d’une histoire et d’une éthique à laquelle on veut croire.

Quels sont les objets dont tu aimes t’entourer au quotidien ?

J’aime m’entourer d’objets faits par des gens que j’ai rencontrés ou dont l’approche créative me plaît, c’est-à-dire avec soin et en conscience. On trouve aussi chez moi des matériaux posés dans le décor comme des sculptures : des pierres, des briques, des branches, etc. ramenées de voyages ou conservées pour leur forme ou leur texture. Depuis quelque temps, je collectionne aussi des outils d’artisans des quatre coins du monde, principalement des brosses et des ciseaux. Des objets simples qui, en fonction de la matière et de la façon dont ils sont faits, peuvent changer leurs utilité et plaisir d’utilisation.

poppylawman.com

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Catherine Dix

Mots : Muriel Françoise Photos : Catherine Dix

Bouteilles ventrues, vases zoomorphes, bougeoirs haut perchés... les objets en céramique de Catherine Dix bousculent les repères du quotidien au bénéfice d’une autre lecture, infiniment plus poétique. Un exercice de style mené haut la main dans son atelier parisien.

Vos céramiques arborent souvent des formes brutalistes, comme des micro-architectures. Est-ce en écho à votre enfance passée en ex-Union soviétique ?

Oui, cette période de ma vie m’a profondément marquée. Je suis restée très attachée à toute l'imagerie qui pouvait me la rappeler, notamment celle de l’architecture brutaliste. J’ai aussi baigné dans le monde de la construction toute mon enfance dans les années 70, car mes parents avaient une entreprise de stockage de matériaux industriels. J’ai grandi en voyant mon père tracer sur sa grande table à dessins des plans complexes que je trouvais très beaux.

Comment modelez-vous vos vases, coupes et sculptures ?

Je travaille à l’instinct sans esquisses préalables. J’ai recours à différentes techniques selon la terre que j’utilise et le rendu que je souhaite donner à mes pièces. Elles vont du tour au colombin au travail à la plaque en passant par l’estampage.

Depuis un moment, vous faites sortir de terre d’étranges bouteilles. Qu’est-ce qui vous a portée vers cet archétype ?

Si l’architecture et la forme m’intéressent par-dessus tout, je ressens par ailleurs dans ma pratique le besoin de graviter autour d’objets concrets, du quotidien. Cela donne des bouteilles assez peu fonctionnelles, comme des sculptures. Évoluer dans une zone aux contours indéfinis, où je ne suis ni tout à fait artisane ni à proprement parler sculptrice, est une idée qui me plaît.

catherinedixceramics.com

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La Réunion

Mots : Muriel Françoise Photos : Kate Berry et Ritchie Jo

Dans ses robes, vestes et pantalons en patchworks griffés La Réunion, Sarah Nsikak fait plus que donner une nouvelle jeunesse à des tissus mal aimés, elle met bout à bout des pans du passé avec comme fil rouge l’Afrique de ses ancêtres. Et tente de réparer, d’un même geste, les oublis de notre temps.

Comment ton envie de créer des vêtements en patchwork s’est-elle manifestée ?

J’ai quitté Oklahoma City pour New York en 2017 afin de travailler pour une marque de mode qui revendiquait une production éthique en Afrique, ce qui s’est révélé être un leurre. J’ai été témoin d’écoblanchiment et d’abus, et j’ai perdu mes illusions. J’en étais presque venue à croire que cette dérive était incontournable dans l’industrie de la mode. Il était dès lors crucial pour moi d’envisager les choses autrement. Après avoir toujours conçu des petites pièces avec des tissus recyclés grâce à ma grand-mère, ancienne couturière au Nigeria, qui m’avait appris le métier enfant, j’ai lancé la marque La Réunion fin 2019. Mon objectif était de créer des choses inspirées par l’Afrique, et produites de façon durable. Je voulais qu’une intention forte soit à l’origine de celles-ci. Ne pas me contenter de fabriquer parce que je savais le faire. Ma première collection capsule de robes patchwork a vu le jour en mai 2020, à un moment d’une profonde tristesse. La Covid-19 avait durement éprouvé New York. Nous étions confinés depuis plusieurs mois. Je n’avais plus de travail, mais j’avais du temps pour créer quelque chose avec du sens. Je me revois en train de me dire : « que puis-je faire pour me faire du bien à un moment où tout semble impossible ? » La mode a ce pouvoir incroyable de vous permettre de vous évader ou de croire que vous êtes quelqu’un d’autre, même dans les moments les plus difficiles. Fabriquer quelque chose que je pourrais porter m’est apparu comme une évidence.

Aux quatre coins du monde, le patchwork a une longue histoire derrière lui, ravivée par de nombreux créateurs de mode contemporains. Quel est l’héritage dont tu t’inspires ?

Lorsque je me suis installée à New York, j’ai fait des recherches sur l’art africain, car j’étais frustrée qu’il n’ait jamais été abordé lors de mes études. Tellement d’artistes et de designers s’inspirent de l’Afrique sans jamais lui rendre hommage de quelconque façon. Je me suis penchée sur l’artisanat textile, et après m’être prise de passion pour les courtepointes de Gee’s Bend, je suis tombée sur des photos de femmes Héréros (NDLR : peuple autochtone de l’Afrique australe vivant en Namibie) aux tenues colorées et formées de patchworks. J’ai été charmée par leur élégance, mais aussi outrée de n’avoir jamais eu vent de leur histoire. J’ai lu comment les Allemands avaient tenté d’exterminer leur peuple au début du 20e siècle, et comment elles avaient su réinventer le style vestimentaire de leurs oppresseurs. Il s’agit d’une grande preuve de résilience à l’image de ce que les Noirs font depuis la nuit des temps : transformer un symbole douloureux en quelque chose de beau. C’est à la fois un acte de rébellion et d’une immense force. Leurs histoires sont parmi les plus impressionnantes que j’ai entendues dans ma vie. Elles ont métamorphosé la jeune femme afro-américaine en quête d’identité que j’étais.

De quelle façon fais-tu de tes vêtements en patchwork les nouveaux indispensables de la garde-robe moderne ?

J’ai trouvé des vêtements en patchwork dans toute l’histoire de la mode. Ils ont parfois davantage attiré l’attention, mais ils ont toujours été là. Je les rends essentiels en les rendant uniques. Il y a, pour chacun d’eux, une réelle connexion avec la personne qui le porte, car je l’ai créé spécialement pour elle. J’espère que cela renforce l’idée qu’il est fait pour être porté et porté encore par elle, et ensuite peut-être par une autre personne chère à son cœur !

lareunionstudio.com

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Élise Peroi

Mots : Muriel Françoise Photos : Thomas Jean Henri

En fée des temps modernes, l’artiste bruxelloise Élise Peroi entremêle les disciplines avec grâce en évoluant entre des espaces aux contours flous. Ses œuvres textiles, qui prennent leur source dans la nature, les mythes et les rencontres, dévoilent un univers créatif sensible où le geste imprime son rythme de façon silencieuse, mais précieuse.

Pour quelle raison avez-vous choisi le textile comme médium artistique ?

Le travail de tissage, qui impose patience, répétition et mécanique corporelle, m’a très rapidement interpellée sur ce temps passé à l’ouvrage, mais également sur ce qui, par ces gestes répétés, donne une forme de danse, en référence aux écrits de Paul Valery dans « La Philosophie de la danse ». La pièce créée résulte de mouvements entrecroisés qui se retrouvent condensés dans l’œuvre elle-même. Celle-ci porte alors la mémoire de ce temps passé à l’exécution, souvent invisible. Pourtant ce qui précède est comparable à un bourgeon. Il se joue en général dans l’atelier toute une dramaturgie qui relève de la puissance du processus. C’est ce que j’essaie d’explorer et de traduire dans mon travail de sculpture textile et de performance.

Tapisseries, sculptures, performances... vos créations entremêlent merveilleusement les genres, quel est votre fil rouge ?

Le rapport au corps, qui accompagne ma pratique textile et particulièrement le tissage, opère un déplacement, et questionne en permanence la manière d’appréhender ma relation à l’œuvre et sa finitude. J’aime imaginer que le temps, l’outil de la création, soit présent au sein même de l’œuvre. C’est de cette manière que mon travail a commencé à prendre le volume qui le caractérise et qui fait écho à celui créé lors de l’entrecroisement des fils sur le métier à tisser. Au-delà de la traduction d'un souffle, je me suis rendu compte que cet espace vide, ce « non tissé » et ce moment suspendu étaient autant de promesses, de possibles, de gestes à poursuivre.

Le textile raconte des histoires depuis la nuit des temps. Quelle narration suggérez-vous à travers votre pratique ?

Je m’inspire de techniques ancestrales propres au tissage, à la tapisserie et aux arts textiles pour lesquels le geste a autant de valeur que le résultat. C’est un travail dans lequel la notion de temps et de patience prend aussi toute son importance. Mon travail est un travail d’écriture qui utilise la trame, et empreinte aux aptitudes d’expressions corporelles pour retranscrire des pensées diverses, inspirées de mes lectures, des mythes anciens et de mes rencontres avec l’homme et la nature. La notion de répétition est aussi déterminante. Dans celle-ci, le concept de cycle, de mouvement permanent induit par le geste, m’amène à introduire dans mon travail des formes d’écritures extensibles à l’infini qui me permettent de jouer sur le caractère inépuisable de l’acte créateur. Il en ressort des installations dont la charge visuelle captive et oblige le spectateur à se positionner dans l’espace-temps revisité.

eliseperoi.com

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Ann Vincent

Mots : Muriel Françoise Photos : Ann Vincent

Photographe muée en sculptrice de bougies, Ann Vincent a un penchant marqué pour les choses éphémères. Dans un ancien garage près de Gand, en Belgique, elle façonne des objets de cire aux formes organiques qui, par la grâce de son savoir-faire pointu, se transforment en œuvres d’art délicates.

Tu as étudié la photographie. Comment l’idée de façonner des bougies a-t-elle pris forme ?

À la fin de mes études, j’ai utilisé de la cire pour un projet photographique. Avec les restes, j’ai commencé à apprivoiser la matière. Son apparence et son toucher, ainsi que sa nature mouvante m’ont intriguée. En particulier la façon dont elle fond et durcit en quelques secondes. J’ai voulu créer un objet sculptural qui pourrait prendre place à la maison comme un objet fonctionnel. Les bougies ne supposent aucun engagement permanent, ce qui les rend très accessibles. Elles sont des œuvres d’art tant que vous voulez d’elles à vos côtés.

Quel est ton processus créatif ?

Je commence par dessiner des formes que je sculpte en argile, puis je crée des moules en silicone grâce à ces formes. Le silicone permet de reproduire fidèlement les moindres détails de mes sculptures, y compris mes empreintes digitales ! J’y coule ensuite mon propre mélange à base de cire de soja et d’un peu de paraffine, car la cire de soja pure serait trop tendre pour fabriquer des sculptures aussi délicates. Enfin, je polis et peaufine chaque bougie à l’aide d’un couteau de sculpture. Le choix des couleurs se fait de façon très intuitive. J’ai l’impression de savoir de quelle couleur sera la bougie avant même de la créer. J’ai une attirance naturelle vers les teintes neutres et douces. J’aime en être entourée, car elles m’apaisent. Je trouve aussi qu’elles révèlent merveilleusement bien les lignes de mes bougies. Je mélange toujours la couleur moi-même de façon à ce que chaque bougie ait un ton unique.

De quelle façon définis-tu les formes de tes bougies ?

J’ai du mal à le cerner, mais j’essaie de m’entourer de choses inspirantes dans la vie quotidienne. Je suis très attentive aux formes et aux matières. Je pense que la douce chaleur et l’aspect particulier de la cire me guident naturellement vers certaines formes. La façon dont les bougies fondront beaucoup moins, car elle est difficile à deviner étant donné qu’elle dépend de plusieurs facteurs. Ceci dit, j’ai tout de même créé la bougie Onno avec le phénomène de fonte en tête. 

annvincentstudio.com

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Rosalind Tallmadge

Mots : Muriel Françoise Photos : Carvalho Park

Rosalind Tallmadge ne peint pas des toiles, elle crée des atmosphères. Cette artiste venue de Détroit aime jouer avec ce qui brille et multiplie les effets de matières troublant au passage curieux et esthètes. Avec elle, l’immensité céleste devient tangible, mais reste toujours aussi mystérieuse.

Tes œuvres plongent celui qui les observe dans une autre dimension, est-ce précisément ton intention ?

Je cherche à créer des peintures qui attirent et engagent celui qui les regarde. Grâce à un travail par strates, elles sont très texturées, et la feuille métallique qui les recouvre contribue à leur donner quelque chose d’indéfinissable lorsqu’on évolue près d’elles et que la lumière change. Elles sont en quelque sorte le contraire d’une image, par essence immuable. Leur grand format en fait des éléments architecturaux ou des espaces célestes davantage que des objets. Dans mon travail, je pense souvent à la quête d’art total des modernistes qui intégraient l’environnement dans leur approche créative.

Grâce à quels matériaux et techniques crées-tu cet effet magique ?

Je tends d’abord sur la toile un tissu à paillettes. Je crée ensuite une première composition à l’aide d’une sorte de marquage en manipulant et scellant le tissu à l’aide d’un gel pour acrylique, et je pose sur cette base plusieurs couches de matériaux naturels comme de la pierre ponce, du schiste ou des minuscules perles en verre que je recouvre d’une feuille de métal (aluminium, argent, or, étain…) Pour finir, je peins le tout avec des matériaux et des pigments bruts.

Brume, poussière céleste, écorce… les lectures de tes toiles ramènent toujours à la nature. Est-ce exclusivement celle-ci qui nourrit ton inspiration ?

J’ai grandi avec une passion inconditionnelle pour la nature. Mon père est naturaliste. J’ai passé mes vacances d’enfance à faire des randonnées et à étudier des collections de végétaux et de minéraux. Je tire en grande partie mon inspiration de la géologie, l’astronomie et l’archéologie. Mes peintures sont aussi le reflet de mon quotidien à New York. Les surfaces asphaltées, usées des trottoirs et des murs du métro meublent mon subconscient. Mon travail est également influencé par la mode. J’avais choisi de faire des études de mode avant de bifurquer vers les beaux-arts. Je suis toujours passionnée par le design textile, ce qui brille et la mise en scène de matériaux un peu kitsch pour intégrer le corps féminin dans une œuvre d’art abstraite.

rosalindtallmadge
carvalhopark.com

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